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LA LANGUE DE CERVANTES DANS LES FAUBOURGS D'ORANIE

 

Parmi tout ce qui s'écrit au sujet de notre passé en Algérie, certaines choses sont dites ici ou là dont nous avons le sentiment qu'elles sont trop approximatives, voire erronées.
Ainsi donc, certains affirment que la langue parlée par les descendants de l'émigration espagnole était sûrement le valencien, déformé par une forte influence andalouse ! ?
Partant du proverbe « qui ne dit mot consent », il est bon que nous réagissions, les uns et les autres, lorsque nous estimons qu'il n'en était pas ainsi. Nous apporterions là notre contribution, certes modeste de témoins, mais de témoins acteurs tout de même, puisque nous étions nombreux à pratiquer cette langue, avec le français bien sûr.
Nous savons qu'il n'est pas aisé de procéder à une analyse exhaustive d'une langue transmise, de bouche à oreille durant plus d'un siècle, sans laisser de trace écrite. Ce n'est pas non plus le fait que l'on commençât d'enseigner l'espagnol, après 1945, aux adolescents déjà âgés de 13ans en classe de 4ème au collège, qui allait modifier les données du problème.
C'était trop tard et ceux-ci ne représentaient d'ailleurs qu'un pourcentage peu important de l'ensemble de la population.

 

(I) Il est établi cependant que les Andalous parlent l'espagnol – il faudrait dire le castillan- avec un accent bien particulier; un peu comme les Marseillais parlent le français.
Le valencien et le mallorquin (îles Baléares) sont des dérivés du catalan et diffèrent de l'espagnol comme le gascon ou le provençal du français.
Nous connaissions tous, dans chaque faubourg, quelques familles parlant le valencien à la maison, avec les grands-parents surtout, mais dès que le seuil de la porte était franchi, dans le patio, la rue, les bars de quartier, c'était l'espagnol qui s'imposait à tous les ibériques. Cela ne faisait aucun doute.

Par contre notre espagnol , à forte prononciation andalouse, avait intégré des mots ou expressions d'origine valencienne. Il convient de préciser que l'émigration en provenance de Valence mais surtout de la région d'Alicante fut très importante.
Quelques exemples me viennent à l'esprit.
Ainsi donc, dès le mois de mai, les enfants jouaient aux "pinyols", noyaux d'abricots, en espagnol « huesos ».
A la maison quand nous étions trop remuants, nous recevions des "calbotes », des tapes de la main derrière la tête, « cachetes »en espagnol.
La rate farcie bien épicée que les marchands de brochettes préparaient si bien, s'appelait « melsa », « bazo »en castillan.
Quelquefois, pas aussi souvent que dans la vallée de la Garonne, le brouillard nous surprenait le matin, l'espace d'une heure ou deux. Affolement général : « Qué boria Dios mio! » ( Mon Dieu quel brouillard!) ,du valencien « boira », en espagnol « niebla ».
Le frêle oiseau multicolore, dans sa petite cage suspendue à un clou planté dans le mur, qui agrémentait de son chant mélodieux la vie en communauté des patios, refusait son nom de baptême castillan « el jilguero », pour répondre à celui de « carganera », déformation du valencien « cadernera » . Il s'agissait du chardonneret.

Nous empruntions aussi, aux gens du Levant espagnol, la traduction du « chez »français.
« Voy a cal barbero », je vais chez le coiffeur.
« Estoy en ca mi tío », je suis chez mon oncle.
L'Espagnol dira « voy a casa del barbero »et « estoy en casa de mi tío ».
D'autre part, notre discours était souvent ponctué du « che », prononcé « tché ». Cette interjection caractéristique du parler valencien pouvait signifier : Dis-donc! Hep! Fais gaffe! Pas possible! Purée! etc.
Dans la péninsule, on dit toujours « la capital che » pour désigner la ville de Valence. Les footballeurs du FCValencia et les habitants de la ville sont surnommés « los ches ». Cette habitude d'employer ce « che » dans le discours populaire ne se retrouve curieusement qu'en Argentine, dans la région du Rio de la Plata.
Ernesto Guevara, le révolutionnaire romantique devint « el Che » pour les Cubains, parce qu'il était Argentin.

Pour en revenir à notre chère Oranie, nous disions:
-Date prisa che! (Dépêche-toi dis!)
-Che ! que te vas a caer! (Fais gaffe! Tu vas tomber)
Il était parfois associé à "joder" (copuler, foutre). L'expression « joder che » équivalait un peu au « putain con! » toulousain. Cette manière grossière marquait la colère, l'irritation, le contretemps fâcheux et était utilisée par les hommes essentiellement.
En 1975, j'avais une lectrice d'espagnol, une Madrilène, qui assistait régulièrement à mes cours au lycée , et que nous ne manquions pas d'interroger sur l'évolution de la langue moderne, les expressions à la mode, et les coutumes du pays. Pour faire plaisir à mes beaux-parents, je l'invitai à venir déjeuner un dimanche, sur les bords du Tarn.
Ce fut un plaisir pour les Anciens que de se retremper dans l'ambiance espagnole et, comme elle jouait admirablement de la guitare, ce fut pour eux une merveilleuse éclaircie dans la grisaille de leur déracinement.
En entendant mon beau père parler, et utiliser avec tant de fréquence le « che », elle ne cessait de lui demander s'il n'avait pas des origines « valencianas ».
Oui! Décidément ce « che » avait la vie dure. Il était bien ancré dans les habitudes puisqu'il apparaissait même dans notre français : « Pressez-vous che! Qu'on va être en retard ! » Un professeur de la faculté du Mirail à Toulouse où je suivais les cours de licence, dans les années 1969-72, fit aussi ce même rapprochement entre la région de Valencia et l'Argentine. Il ajouta que celui-ci était le seul pays d'émigration espagnole à avoir adopter le fameux « che ». Il roula de grands yeux d'étonnement, quand je lui appris qu'il se trouvait une autre région issue de l'émigration ibérique à le faire, l'Oranie, où les gens parlaient encore espagnol dans les rues des faubourgs, en 1962.
La génération des Anciens, les hommes bien sûr, trinquaient parfois à la « valenciana » : « Salut i força al canut ! ». Je n'ose ici traduire fidèlement cette expression mais, par politesse pour les non initiés, je préciserai que « canut » signifie un morceau de roseau, à qui on souhaite ici une éternelle vigueur.
Pour fermer la parenthèse valencienne, j'ajouterai qu'on entendait quelquefois ce mot exclamatif « quin(a) » en remplacement du « qué » castillan, pour traduire « quel(le) ».
-« Fijate! Quina novia se ha tirado! » (Regarde! Quelle fiancée il se paye!).
On pourrait trouver d'autres apports encore, mais tous ces emprunts à la langue valencienne étaient toujours pris isolément, excepté le cas des dictons et proverbes, puis intégrés dans la phrase espagnole avec la syntaxe et la conjugaison espagnoles.

 

(II) Notre langue comprenait aussi pas mal de régionalismes castillans, très utilisés dans les provinces de Murcia et d'Alméria.
Prenons par exemple le domaine des fruits et légumes:
Les haricots se disaient "habichuelas" au lieu de "judias" ou "alubias"
L'artichaut, c'était « el arcacil » ou « alcacil" et non "alcachofa" que nous réservions aux têtes de chardons.
Les Oraniens préféraient également parler du « melón de agua », la pastèque, plus rafraîchissant peut-être à leurs oreilles que la « sandia ».
Les « guisantes » castillans, les petits pois, étaient délaissés au profit des pésolés .
C'était « el agua limón » que nous buvions en été lors de nos promenades nocturnes, et non le « granizado limón ».
Au moment d'allumer le feu, nous cherchions désespérément les « mistos », les allumettes, et non pas les « fósforos » ou « cerillas ».
Quand il s'agissait de goûter un mets quelconque, il était question de « catar » , goûter et presque jamais « probar » pourtant très utilisé dans la péninsule. Les Espagnols réservent « catar » pour la dégustation du vin exclusivement.
On disait aussi "un monecillo ", au lieu de " monaguillo ", un enfant de choeur.
Ceci étant dit, tous ces régionalismes sont connus dans toute l'Espagne, même s'ils sont peu utilisés. Les dictionnaires en font référence, ils sont corrects.

 

(III) Notre façon de parler, à l'instar des Andalous, était bien particulière. Nous ne prononcions pas les dernières syllabes de certains mots : la « mirada », le regard, par exemple, devenait « la mirá" », avec l'accent sur le "a" final.
Nous contractions beaucoup les expressions: « Ven pacá » viens par ici, au lieu de « Ven para acá ».
« Se fue pallá » pour « Se fue para allá », il est parti par là-bas.
« L'ha tirao », il l'a jeté, au lieu de « Lo ha tirado".
« Vamos para adelante » se réduisait à « Vamos palante » , allons de l'avant.
Attention! Ces contractions se pratiquent beaucoup en Espagne, dans le langage relâché. Ne parlons pas de l'espagnol des Amériques.

 

(IV)A partir de la deuxième génération née en Oranie, on réalisa très vite que sans une bonne maîtrise du français, la réussite dans la vie s'en trouverait sérieusement affectée. Les descendants de la deuxième et troisième générations parlaient français à la maison, entre parents et enfants, et entre frères et soeurs; mais pas toujours tout de même. Seulement, la présence des grands-parents rendait la langue de Cervantes indispensable pour toute relation avec eux.
Le bilinguisme s'installa alors, avec l'irruption de mots français dans le discours. Certains mots espagnols disparaissaient curieusement alors des mémoires:
« Anda siempre por el trottoir ! », marche toujours sur le trottoir!
« Pon los platos en el buffet! », mets les assiettes dans le buffet!
« Dame las lunetas! », passe-moi mes lunettes!
Difficile d'expliquer pourquoi les mots « acera- aparador- gafas"étaient tombés dans l'oubli.
Les « zanahorias », les carottes, n'ont pas eu de succès chez nous ; nous les appelions « carrotas ».
C'est surtout ma génération, née dans les années 30, qui commença à en être affectée.

 

(V) L'absence d'écriture faisait, qu'ici ou là, certains substantifs subissaient aussi des transformations. Quelques exemples illustrent ce phénomène:
« Mellizos » , des jumeaux, devenaient « merguizos ».
« Resbalar », glisser , se transformait en « refalar ».
« Enrobinado ", rouillé, se disait communément « arobiniao ».
Il est bon de préciser que cette langue fut introduite en Oranie par les premières générations d'émigrés qui vécurent et moururent analphabètes à 75% ; c'était surtout le cas de ceux nés avant 1875 en Espagne.
Transmise oralement, de génération en génération, elle ne pouvait que s'appauvrir, par l'oubli, la détérioration de la phonétique, privée qu'elle était de l'indispensable rigueur de l'écriture.
Que l'essentiel de cette langue ait été sauvegardé, après plus d'un siècle d'usure, constitue déjà une belle prouesse.
Lors de mes recherches, sur le web, j'ai pu constater que dans la région du Sud-Est de l'Espagne, Elche, Orihuela et Murcia, on utilisait actuellement pas mal d'expressions à la mode chez nous en Oranie. Ce sont donc des régionalismes que nos grands- parents avaient ramenés d'Espagne. Ils n'avaient donc parfois rien inventé ou détérioré.
.En lisant Pérez Galdós et des écrivains modernes comme José Cela, Miguel Delibes et bien d'autres encore, j'observe que, lorsqu'ils donnent la parole aux gens de la campagne ou au petit peuple de Madrid, apparaissent parfois les mêmes archaïsmes et les mêmes fautes de langage qui émaillaient notre espagnol. Alors ? !
Pérez Galdós, par exemple , dans la Desheredada, nous en donne un échantillon, dans les propos d'un petit banlieusard Madrilène : « Estarvus quietos ! Vus voy a reventar ! » Ne bougez pas ! Je vais vous éclater ! La correction exigerait « Estaros quietos ! Os voy a reventar ! »

Malgré toutes les remarques faites ci-dessus, ce serait donc beaucoup se méprendre que de sousestimer notre bagage linguistique.
Que d'expressions, souvent imagées, que de dictons, que de proverbes, faisaient partie de notre langage ! Tout ce qui constitue l'âme profonde d'une langue et que l'on n'a pas l'occasion ou le temps d'apprendre au lycée ni même à l'université.
Sancho Panza, ce sage analphabète qui avait toute la sympathie de Cervantes, affirmait à peu près ceci : « Je ne sais ni lire ni écrire, et pourtant je ne sais quelle est cette mésaventure qui veut que je ne sache raisonner sans dire un proverbe, ni dire un proverbe qui ne soit raison. »
Combien d'entre nous, y compris ceux qui n'ont jamais eu l'occasion de lire ou d'écrire la langue, n'ont-ils pas constaté avec bonheur qu'ils étaient capables de suivre un programme de télévision espagnole ou d'engager la conversation, lors de vacances, avec nos voisins transpyrénéens, sans problèmes majeurs.
Bien sûr le vocabulaire manque parfois et la prononciation est quelquefois défectueuse, mais l'essentiel est réalisé: comprendre et être compris.
Combien d'élèves de classe de Terminale sont-ils capables de faire aussi bien?
Lors d'un voyage récent au Mexique, en 1993 , je me retrouvais avec une quinzaine de compatriotes d'Oranie dans un groupe de quarante quatre Français. Durant l'escale à Houston, Texas, une Bretonne qui faisait partie du voyage connut quelques difficultés avec un douanier Texan à propos de fruits, non déclarés, qu'elle transportait dans un sac.
Notre douanier ne parlait pas français et notre Bretonne essayait de capter, à travers l'accent texan, quelques mots d'anglais intelligibles. Dialogue de sourds!
C'est alors que l'Américain, observant que dans le groupe figuraient des Ruiz, des Rodriguez, des Lopez, enchaîna dans un parfait espagnol. Une Oranaise, d'une soixantaine d'années, qui suivait dans la file intervint avec son espagnol du quartier de la Marine, pas si désuet que cela. Le dialogue fut rétabli, les visages se déridèrent et le douanier, curieux, fit un brin de causette avec notre Oranaise: « Vous êtes Française? Vous avez un nom espagnol! Pourquoi êtes-vous née en Algérie? »(En castillan bien sûr.)
Témoin de la scène, à deux pas de là, je cachais mal mon plaisir. Pensez donc! Notre seconde langue maternelle, si délaissée, si souvent raillée même, venait d'être utilisée dans un aéroport international des Etats-Unis.
J'eus alors une pensée émue pour mes grands-parents, mes parents et tous mes amis de faubourg. Au moment où Bretons, Basques, Catalans, Corses, Alsaciens, Occitans etc. défendent de plus en plus fort leur bilinguisme, devrions-nous, nous Français sans province de rattachement, nous montrer moins fiers de notre seconde langue maternelle?
Serait-elle moins prestigieuse avec ses dix-sept pays qui l'ont adoptée comme langue officielle et ses quatre cents millions de pratiquants ? Sûrement pas !
Espérons donc que nos enfants et petits enfants sauront assumer fièrement ce passé culturel.

Rodriguez Manuel- Professeur honoraire d'espagnol ( Sidi-Bel-Abbes)
m.rod@orange.fr



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